IMPOSER UNE MINE D’OR TOXIQUE PAR UNE ACTION EN JUSTICE:

Gabriel Resources contre la Roumanie

Pendant près de 20 ans, les habitants de Roşia Montană en Roumanie ont bataillé contre un projet – de plusieurs milliards de dollars – d’exploitation d’un gisement aurifère qui aurait détruit leurs maisons et dévasté leur environnement. Dans une formidable démonstration de pouvoir populaire, ils ont saisi les tribunaux roumains et sont parvenus à arrêter le projet. La société canadienne Gabriel Resources, principal maître d’ouvrage du projet, poursuit a présent la Roumanie en justice devant un tribunal d’arbitrage et lui réclame 5,7 milliards de dollars d’indemnisation pour le manque à gagner, soit près de 3% de la valeur globale de l’économie roumaine.

Si le projet venait à être entériné, Roş̧ia Montană̆ deviendrait la plus vaste mine d’or à ciel ouvert d’Europe. Pour arracher l’or à la roche, on utiliserait chaque année des dizaines de milliers de tonnes de cyanure, un produit chimique hautement toxique, qui finirait dans l’environnement. De nombreux résidents seraient chassés de chez eux par la force. Trois villages et près d’un millier de maisons et d’églises, dont de nombreux sites inscrits au patrimoine national, seraient rasés. Roş̧ia Montană̆ possède également des galeries minières uniques datant de l’ère romaine. La mise en œuvre du projet minier entraînerait également la destruction de ce joyau inestimable du patrimoine mondial. La mine ne laisserait derrière elle qu’un lac dépotoir d’une superficie équivalente à 420 terrains de football.1

Nous n’abandonnerons ni nos maisons ni nos terres pour que vous y déversiez votre cyanure et que vous vous remplissiez les poches.

Eugen David, agriculteur à Roşia Montană et président de l’association communautaire Alburnus Maior2

Dès le début, le projet de mine se heurte à une vive résistance de la population. Tout
au long des années 2000, les locaux et les associations de protection de l’environnement organisent des manifestations et recueillent des signatures contre la mine, l’utilisation du cyanure et les éventuelles expropriations. Le ralliement d’étudiants, de prêtres, d’universitaires, d’institutions roumaines et autres simples citoyens propulse « Sauvons Roş̧ia Montană̆! » au rang du plus important mouvement populaire de Roumanie depuis la révolution de 1989. Pendant plusieurs semaines en 2013, des dizaines de milliers de personnes battent le pavé dans tout le pays afin d’exprimer leur opposition à la mine et à la loi Roş̧ ia Montană̆ , censée accélérer le projet, mais finalement rejetée sous la pression considérable de la population. Avec ce mouvement, c’est toute une génération de Roumains qui reprend espoir.3

Des entreprises qui harcèlent, des tribunaux qui veillent

Et la compagnie minière dans tout ça ? Et bien elle tente de faire taire l’opposition par des intimidations et des menaces téléphoniques, ne reculant pas non plus devant la violence physique. Elle n’hésite pas à faire pression sur les habitants pour les pousser à vendre leurs maisons, plongeant le village dans une ambiance des plus angoissantes.4 Pour Eugen David, agriculteur de Roş̧ ia Montană̆ , cette façon de faire n’est pas sans rappeler les « tactiques de la Securitate », la sinistre police secrète qui faisait régner la terreur aux heures les plus sombres de la dictature communiste : « intimidation, tromperie, pression sur les familles, corruption. Mais l’intimidation surtout ».5

La population aimerait rester ici et j’ai bien l’impression qu’une société étrangère entrave le bon fonctionnement de la démocratie locale.

Marie-Anne Isler Béguin, ancienne député européenne6

Pour autant, la communauté locale ne cède pas. Elle saisit les tribunaux et conteste les procédures et les autorisations délivrées par les autorités roumaines. À chaque fois, les juges estiment que les permis accordés à l’entreprise ont été obtenus de façon illicite – mettant en avant le non-respect des lois
de protection de l’environnement ou des preuves de malversations administratives. Ainsi la justice roumaine finit par stopper la mine toxique. À ce jour, la société minière n’a toujours pas obtenu tous les permis nécessaires – pour la simple et bonne raison qu’elle n’a pas respecté la législation nationale et européenne.7

La véritable mine d’or de Gabriel Resources: l’ISDS

Le propriétaire majoritaire tente à présent de faire passer en force son projet de mine d’or en empruntant une porte juridique dérobée, à même de rendre caduques les décisions de la justice roumaine. Depuis 2015, la société minière canadienne Gabriel Resources poursuit la Roumanie au titre du règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS).8 Elle fait ainsi valoir qu’en n’accordant pas les permis requis, la Roumaine a failli à ses obligations en vertu des traités bilatéraux d’investissement signés avec le Canada et le Royaume-Uni. La société a notamment avancé comme preuve du traitement injuste qui lui aurait été infligé, la demande du gouvernement roumain d’inscrire le site de Roş̧ia Montană̆ au patrimoine mondial de l’UNESCO et le fait que le pays ait soumis le projet de mine à l’approbation du parlement.9

Selon un communiqué de presse datant de mai 2019, Gabriel Resources réclame 5,7 milliards de dollars de dommages et intérêts.10 Un chiffre qui représente 2,7% du produit intérieur brut (PIB) de la Roumanie. C’est aussi huit fois plus que la somme que la compagnie a semble-t-il dépensé pour le développement de la mine – exploration, équipement, etc. (650 millions de dollars).11 Oubliez les métaux précieux, la véritable mine d’or pour la compagnie pourrait bien être l’action en justice elle-même.

Gabriel Resources cherche effectivement à faire payer les Roumains pour avoir poussé leurs législateurs à faire le bon choix.

Claudia Ciobanu, journaliste roumaine12

Des procédures financées par l’argent de Wall Street

Gabriel Resources peut compter dans son action sur le soutien financier de Tenor Capital Management, un fonds spéculatif de Wall Street. En effet Tenor prend à sa charge les honoraires des avocats
de l’entreprise moyennant la promesse d’une part conséquente du gâteau en cas de victoire.13  Ce type de montages financiers permet aux entreprises de mener des batailles juridiques de longue haleine, et les États, face à l’envolée de leurs frais de justice, sont plus susceptibles de céder aux exigences des entreprises pour éviter une note trop salée et le risque d’une défaite.14

Il y a lieu de craindre que ce procès de plusieurs milliards de dollars ne pousse le gouvernement roumain à valider, forcé et contraint, le développement de la mine en modifiant ses lois et en délivrant de nouveaux permis par exemple. La décision du gouvernement de retirer sa demande d’inscription du site de Roş̧ ia Montană̆ au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2018 est un premier pas dans cette direction.15 Autre source d’inquiétude, le nouveau projet de loi sur l’exploitation minière, présenté début 2019, qui autoriserait la délivrance de nouveaux permis.16 Et si d’aventure le projet minier venait à être rejeté, Gabriel Resources pourrait bien recevoir un énorme chèque de dédommagement tiré sur les fonds publics.

Les Roumains se sont battus contre la mine de Roşia Montană et nos tribunaux l’ont jugée illégale. Mais à la faveur d’un système juridique parallèle, une compagnie pourrait à présent nous forcer à ouvrir la mine ou à lui verser des milliards.

Roxana Pencea Brădățan, Mining Watch Romania17

Les communautés exigent de faire entendre leurs voix

En novembre 2018, la communauté Roş̧ia Montană̆ , avec le soutien d’associations de protection de l’environnement elles aussi opposées à la mine, écrit aux trois avocats chargés de statuer sur le cas de Gabriel Resources dans le cadre de l’ISDS. Elle leur explique en quoi la compagnie a manqué à ses obligations en vertu de la législation roumaine, européenne et internationale en matière de protection de l’environnement et aux droits humains, et pourquoi elle ne devrait donc pas bénéficier des droits spéciaux destinés à protéger les investisseurs étrangers.18 Comme l’a fait remarquer l’un des avocats du groupe : « jamais Gabriel Resources n’a été autorisée à exploiter une mine à Roş̧ ia Montană̆ . La société ne devrait pas se servir de l’arbitrage d’investissement pour contourner l’application légitime du droit national ».19 Si les arbitres ont bien accepté la lettre, ils n’en ont pas moins refusé de prendre en considération les témoignages de la population joints au courrier, excluant, de fait, la communauté lésée de la procédure.20

Quand l’ISDS se heurte au droit communautaire : l’absurde feuilleton juridique des frères Micula contre la Roumanie

L’affaire Micula est un autre exemple d’action investisseurs-État intentée contre la Roumanie et qui ne manque pas de faire sourciller. Elle démontre une fois encore comment les traités et l’arbitrage en matière d’investissement peuvent se trouver en contradiction avec le droit national et européen.

À la fin des années 1990, Ioan et Viorel Micula (deux frères roumains fortunés ayant aussi
la nationalité suédoise) se voient accorder des avantages fiscaux et autres incitations pour les entreprises agro-alimentaires qu’ils dirigent en Roumanie. En 2005, ces incitations sont révoquées dans le cadre des réformes demandées à la Roumanie en vue d’une adhésion à l’UE. En 2006, les Micula contestent la décision et poursuivent la Roumanie en se prévalant du traité d’investissement bilatéral avec la Suède.21 Alors que la Commission européenne intervient en confirmant qu’elle a bien demandé à la Roumanie de mettre fin aux incitations dans un souci de se conformer aux règles de l’UE en matière d’aides publiques, un tribunal d’investissement juge en 2013 qu’un État ne peut se soustraire à ses responsabilités envers ses investisseurs en invoquant le droit européen. Les arbitres condamnent ainsi la Roumanie à verser 178 millions d’euros de dommages et intérêts aux frères Micula.22

Cette affaire illustre bien le risque que représente l’ISDS pour un pays de se voir condamner pour avoir simplement aligné sa loi ou ses politiques au droit de l’Union Européenne.

Monique Goyens, Organisation européenne de consommateurs BEUC23

Les Micula tentent depuis lors de faire appliquer la sentence dans différentes juridictions, laissant la Roumanie tiraillée entre les instructions et les lois des institutions européennes et des investisseurs fortunés, obstinés et procéduriers.

On ignore encore à ce jour à combien s’élèvera la facture totale de ce feuilleton juridique pour la Roumanie. Rien qu’en frais d’avocats, la procédure d’arbitrage a déjà coûté 16,7 millions d’euros aux contribuables roumains.24

  1. Salvati Roşia Montană: All about Roşia Montană mining project.
  2. Salvati Roşia Montană: Tudose, we won’t give up Roșia Montană!, 30 August 2017.
  3. The Salvati Roşia Montană website is a good source for the history of the protests.
  4. Alburnus Maior, Centrul Independent pentru Dezvoltarea Resurselor de Mediu and Greenpeace Romania: Amicus Curiae Submission, 2 November 2018, 6, 8-10.
  5. Interviewed for the movie Roşia Montană, town on the brink by Fabian Daub, minute 12’30.
  6. Quoted in: Salvati Roşia Montană: Gabriel’s Rosia Montana gold mining project: An obstacle to EU accession, December 2013.
  7. Alburnus Maior, Centrul Independent pentru Dezvoltarea Resurselor de Mediu and Greenpeace Romania: Amicus Curiae Submission, 2 November 2018, 10-16.
  8. Gabriel Resources Ltd. and Gabriel Resources (Jersey) v. Romania (ICSID Case No. ARB/15/31).
  9. Gabriel Resources Ltd. and Gabriel Resources (Jersey) Ltd.: Claimants Memorial, 30 June 2017, para 682f, 685a.
  10. Gabriel Resources: 2019 First Quarter Report, 14 May 2019.
  11. Gabriel Resources Ltd. and Gabriel Resources (Jersey) Ltd.: Claimants Memorial, 30 June 2017, para 4.
  12. Claudia Ciobanu: Roşia Montană, an omen for TTIP, Euractiv, 27 July 2015.
  13. Gabriel Resources: Press Release Closing of Private Placement, 14 July 2016.
  14. Corporate Europe Observatory and Transnational Institute: Profiting from injustice: How law firms, arbitrators and financiers are fuelling an investment arbitration boom, 2012, chapter 5.
  15. Claudia Ciobanu: Masks fall as Romanian government withdraws UNESCO application for Roşia Montană, Euractiv, 7 June 2018.
  16. Claudia Ciobanu and Mihai Stoica: Roşia Montană: Seeds of utopia in town almost lost to gold mining, Aljazeera, 24 April 2019.
  17. Quoted in: WeMove: Petition. No global corporate court, 2017.
  18. Alburnus Maior, Centrul Independent pentru Dezvoltarea Resurselor de Mediu and Greenpeace Romania: Amicus Curiae Submission, 2 November 2018.
  19. Quoted in: CIEL and others: Roşia Montană voices to be heard in illegal Romanian gold mine litigation, 5 November 2018.
  20. Lisa Kadel and Christian Schliemann: Gabriel Resources v. Romania: Local Residents as Third Parties in Investor-State Dispute Settlement?, Oxford Human Rights Law, 19 April 2019.
  21. Ioan Micula, Viorel Micula and others v. Romania (ICSID Case No. ARB/05/20).
  22. This sum includes pre-award interest. Ioan Micula, Viorel Micula and others v. Romania, Award, 11 December 2013, para 1329.
  23. Monique Goyens: The Micula case: When ISDS messes with EU law, 27 October 2014.
  24. In the first award, Romania was ordered to pay its legal costs (€11,499,347.97) and had advanced US$1,485,000 (€1,077,179.78 on 11 December 2013, the date of the award) for the costs of the tribunal. In the annulment proceedings Romania was ordered to bear its legal costs of €2,041,034.19 and expenses of US$600,000 (€548,847.44 on 26 February 2016, the date of the award) as well as to pay the full costs of the proceedings (US$547,845.09 or €501,138.96). This adds up to €15,668,448.34 million in legal costs.

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