BRANDIR LA MENACE ISDS POUR FAIRE OBSTACLE AUX LOIS SUR LE CLIMAT

Vermilion contre la France

Au moment d’être nommé Ministre de l’environnement en France en 2017, Nicolas Hulot sait qu’il peut compter sur le soutien de la population. A l’époque, les Français voient dans cet écologiste de renom le champion du climat tant attendu qui, fidèle à ses convictions, saura enfin honorer les engagements pris dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat. Mais cet espoir va vite se briser contre un obstacle de taille : la France est signataire de divers traités d’investissement
et les compagnies pétrolières et gazières sont prêtes à recourir au règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) pour remettre en cause tout effort relatif au changement climatique.

Ce devait être LA loi française sur les énergies fossiles. Au cœur de l’été 2017, sentant le souffle de l’urgence climatique et la nécessité d’agir, le Ministre français de l’Environnement rédige un projet de loi censé mettre fin à l’extraction d’hydrocarbures sur l’ensemble du territoire français, outre-mer inclus, à l’horizon 2040. Passé ce délai, finies les extractions de pétrole ou de gaz.1 La France s’emploie ainsi à traduire dans les faits les dispositions de l’Accord de Paris.

Le premier projet de loi devait permettre l’abandon progressif de l’extraction des hydrocarbures puisqu’il interdisait la prolongation d’une concession d’exploitation : certains projets pétroliers et gaziers se seraient arrêtés dès 2021 et il ne devait plus rester que quelques puits ouverts en 2030.

Juliette Renaud, Amis de la Terre France2

Mais Hulot n’est pas le seul personnage d’influence à plancher sur la question
durant cet été 2017. La « loi Hulot », comme on l’appellera plus tard, est soumise au Conseil d’État, chargé de statuer sur la constitutionnalité du texte. Dans le même temps, des cabinets d’avocats privés, qui voient dans une action en justice intentée par un investisseur à l’encontre d’un État en vertu de l’ISDS la perspective de juteux profits, passent eux aussi la loi au crible, mais à travers un tout autre prisme.

Indemniser les entreprises ou réagir au changement climatique : le dilemme des politiques

En août 2017, plusieurs courriers ayant pour objet la loi Hulot sont adressés au Conseil d’État par des groupes de lobbying.3 L’un émane du cabinet d’avocats privés Piwnica et Molinié mandaté par Vermilion. Forte de ses 26 sites d’extraction d’hydrocarbures en France, dont de nombreux projets pétroliers en Ile-de-France,4 cette compagnie pétrolière et gazière canadienne est le plus important producteur d’énergie fossile du pays avec une production qui représente près de 75 % du pétrole national. La société et ses avocats menacent de poursuivre la France en justice en vertu de l’ISDS, si la loi venait à se matérialiser.

La lettre affirme notamment que le moratoire proposé par Hulot sur le renouvellement des concessions d’exploitation pétrolière constitue une violation du Traité de la Charte de l’énergie (TCE). Cet accord international datant des années 1990 confère des droits étendus aux investisseurs étrangers. La lettre stipule explicitement que la loi Hulot ne respecte pas les engagements internationaux pris par la France dans le cadre du TCE et s’appuie sur six droits prévus par le Traité, dont le « traitement juste et équitable des investisseurs » ou le fait que les signataires « ne peuvent exproprier des investissements sans respecter certaines conditions telles que le prompt versement d’une compensation adéquate et effective ».5

Les avocats de Vermilion savent pertinemment qu’il est très difficile de faire abstraction d’une menace de plainte ISDS s’élevant à un milliard de dollars. Comme l’a écrit le prix Pulitzer Chris Hamby après avoir enquêté 18 mois sur le sujet : « L’ISDS est tellement biaisé et imprévisible, les amendes que les arbitres peuvent imposer sont tellement ahurissantes, que satisfaire les exigences de l’entreprise, si extrêmes soient-elles, peut apparaître comme le choix le plus prudent ».6 La décision du gouvernement français de se plier aux exigences des grands groupes pétroliers semble lui donner raison.

Face aux enjeux soulevés par l’ISDS, les gouvernements ne parviennent pas à réglementer dans l’intérêt public de manière opportune et efficace.

Kyla Tienhaara, Queens University Canada7

La loi censée mettre un frein aux énergies fossiles finit par en favoriser la progression

À la rentrée, c’est un Hulot ragaillardi et une loi transformée qui retrouvent la table des négociations. La version de septembre 2017 permet désormais de renouveler les concessions d’exploitation pétrolière jusqu’en 2040, ce qui revient à cautionner un développement sans restriction, pendant plus de 20 ans, des projets d’exploration et d’exploitation en cours. Dans certaines circonstances, la version finale de la
loi va même jusqu’à consentir au prolongement des concessions au-delà de l’échéance de 2040. Ainsi, la nouvelle loi aurait-elle, de facto, l’effet inverse à son intention initiale. Pire encore, une fois le nouveau texte8 adopté, Hulot va signer plus de concessions d’extractions d’hydrocarbures que son prédécesseur au Ministère de l’environnement – un comble !9

Nul ne saura jamais dans quelle mesure la menace ISDS aura contribué à vider la loi Hulot de toutes ses dispositions audacieuses – Vermilion n’était pas seule à l’œuvre sur cette question, bon nombre de grandes entreprises ayant fait pression en faveur d’une règlementation édulcorée. Il ne fait toutefois aucun doute que l’ambition du très respecté Ministre de l’Environnement n’a pas résisté à des intérêts privés aux poches bien remplies, qui ont vu dans l’ISDS une arme secrète imparable contre un objectif aussi pressant que populaire : la lutte contre le changement climatique. Un an seulement après la version de septembre 2017 de sa loi sur les énergies fossiles, Hulot jette l’éponge. Dans un entretien accordé au moment de sa démission, il déplore que les lobbies des entreprises exercent une telle influence sur les politiques en matière d’écologie10.

Les plaintes ISDS risquent d’avoir un « effet refroidissant » sur la mise en œuvre de réglementations climatiques rigoureuses nécessaires au respect d’un pacte visant à endiguer le réchauffement planétaire.

Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie11

Gel réglementaire : la menace secrète capable de faire plier les gouvernements devant les exigences des entreprises

Face à l’ampleur des risques financiers et des frais de justice inhérents aux procédures liées aux mécanismes ISDS pour les États, toute lettre évoquant la menace d’une plainte ISDS constitue un instrument politique des plus redoutables. Les avocats privés se gaussent régulièrement de la façon dont ils utilisent les « menaces de plaintes qui n’aboutissent jamais à un arbitrage », « pour parvenir à leurs fins sans faire de vague ».12

Dans bien des cas, si mon bureau jugeait la partie perdue d’avance, notre décision suffisait à faire changer la position du ministère.

Un ancien responsable du bureau du gouvernement central du Pérou en charge de la défense lors de différends ISDS13

L’ISDS est un puissant instrument pour parvenir à un « gel réglementaire » : retarder, modifier ou entraver l’adoption d’une nouvelle législation. Ainsi le Togo a abandonné sa proposition de loi sur la santé et la cigarette face à la menace d’un recours ISDS par le géant du tabac Philip Morris.x Alors que Philip Morris était engagé dans une procédure ISDS contre l’Uruguay pour ses mesures de santé sur la publicité des cigarettes. La procédure est parvenue à dissuader, entre autres, le Costa Rica, le Paraguay et la Nouvelle-Zélande d’adopter des mesures semblables14.

Par leur simple existence, les mécanismes ISDS jouent un rôle dissuasif, d’où leur importance.

Le vice-président de Chevron15

  1. Les Amis de la Terre France: “Mettre fin aux énergies fossiles”? Décryptage de la loi Hulot, 11 September 2017.
  2. Email correspondence between the author and Juliette Renaud, May 2019.
  3. Les Amis de la Terre France: Réponse du Conseil d’Etat à la demande d’accès aux documents sur la loi Hulot, 19 July 2018.
  4. Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire: Situation des titres miniers H, 1 April 2019.
  5. Les Amis de la Terre France: Réponse du Conseil d’Etat à la demande officielle de documents, 19 July 2019, 11-12. French original translated by the authors.
  6. Chris Hamby: The Secret Threat That Makes Corporations More Powerful Than Countries, Buzzfeed, 30 August 2016.
  7. Kyla Tienhaara: Regulatory Chill in a Warming World: The Threat to Climate Policy Posed by Investor-State Dispute Settlement, Transnational Environmental Law, 7:2, July 2018.
  8. Legifrance: Loi n° 2017-1839 du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l’énergie et à l’environnement.
  9. Les Amis de la Terre France: Premier bilan de l’application de la loi «Hulot» sur les hydrocarbures, 2 April 2019.
  10. BBC News: French minister Nicolas Hulot resigns on live radio in frustration 28 August 2018.
  11. Sebastien Malo INTERVIEW-U.N. reform needed to stop companies fighting climate rules – Nobel laureate Stiglitz Thomson Reuters Foundation News, 29 May 2019
  12. Chris Hamby: The Secret Threat That Makes Corporations More Powerful Than Countries, Buzzfeed, 30 August 2016.
  13. Conversation at an UNCITRAL side event, New York, 1 April 2019.
  14. Envoyé Spécial: Multinationale contre Etat: la loi du plus fort, 16 November 2017.
  15. The Guardian: Who really won the legal battle between Philip Morris and Uruguay? 28 July 2016.
  16. European Commission internal report about a meeting with Chevron on ISDS in TTIP, dated 29th April 2014. Obtained through an access to documents request via the EU’s information disclosure regulation. On file with the authors.

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