
COMMENT UN GÉANT PHARMACEUTIQUE A SABOTÉ LE COMBAT POUR UN TRAITEMENT ANTICANCÉREUX ABORDABLE
COMMENT UN GÉANT PHARMACEUTIQUE A SABOTÉ LE COMBAT POUR UN TRAITEMENT ANTICANCÉREUX ABORDABLE
Novartis contre la Colombie
En Colombie, le prix d’un médicament anti- leucémique est devenu trop élevé pour le budget de la santé publique. En 2015, le gouvernement décide donc d’émettre une déclaration d’intérêt public pour le Glivec, privant ainsi le géant pharmaceutique Novartis de son monopole de production, dans un espoir de faire baisser le prix du médicament en faisant jouer la concurrence. Mais Novartis, craignant de voir sa poule aux œufs d’or lui échapper, menace d’attaquer la Colombie devant un tribunal d’arbitrage international. Si le prix du Glivec finit par baisser, les tactiques d’intimidation de Novartis ont aussi raison des velléités du gouvernement de mettre fin au monopole de Novartis. Le géant suisse parvient à éviter un fâcheux précédent, qui en faisant des émules, aurait pu entamer ses énormes bénéfices dans le monde.
Le Glivec (également connu sous l’appellation Imatinib) est le médicament qui transforme « un cancer fatal en une maladie que l’on peut gérer ».1 Il a été approuvé en 2001 et ses performances lui valent le qualificatif de « remède miracle »2 dans le traitement de la leucémie, une forme mortelle de cancer du sang. En 2015, l’Organisation mondiale de la santé l’ajoute à sa liste des médicaments essentiels,3 ce qui signifie pour les individus et les collectivités un accès permanent au médicament, à un prix abordable.4
Mais les tarifs pratiqués par le géant suisse rendent la chose impossible. En 2014, alors que le coût de production est estimé à 180 dollars par an,5 le médicament est vendu au prix exorbitant de 19 819 dollars par patient et par an (soit plus de 100 fois le prix de revient) en Colombie. C’est presque deux fois le revenu annuel moyen dans le pays.6
Les patients pourraient bien être les «victimes financières» du succès du traitement, contraints chaque année à payer le prix fort pour leur survie.
Plus de 100 experts en leucémie myéloïde chronique (LMC), l’une des formes du cancer du sang, ont fustigé les prix injustement élevés des anticancéreux dans le monde7
Médicaments trop chers, budgets de santé à court d’argent
Le prix incroyablement élevé du médicament s’explique avant tout par le brevet accordé à Novartis en Colombie en 2012. Fort de ce sésame, le géant pharmaceutique suisse s’est empressé de quadrupler le prix du comprimé de 400 milligrammes de 10,50 dollars pour le générique produit sur place, à 43 dollars.8
Le médicament est ainsi devenu hors de prix pour le budget de santé publique colombien. Pour la période 2008 et 2014, on estime que le pays a déboursé quelques 200 millions de dollars pour ce seul médicament,9 conduisant le système de santé au bord de la faillite.
Le combat du gouvernement colombien en faveur d’un traitement anticancéreux abordable pour sa population
Face au désastre qui s’annonce, un groupe d’associations colombiennes de santé publique sollicite, en 2014, le Ministre de la santé afin qu’il émette une déclaration d’intérêt public à l’encontre du Glivec et délivre une licence obligatoire.10
Un médicament breveté soumis à une licence obligatoire permet en effet à un gouvernement de casser le monopole du producteur et d’accorder aux autres sociétés pharmaceutiques le droit d’en fabriquer des versions génériques, avec pour effet de tirer les prix vers le bas. Ces licences obligatoires offrent une grande flexibilité et sont reconnues selon l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle (ADPIC) sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)11 et de nombreux autres traités. Les pays en développement en particulier y ont recours afin d’améliorer l’accès aux médicaments vitaux pour des pathologies telles que le VIH.
Les licences obligatoires sont un instrument crucial pour protéger la stabilité financière des systèmes de santé et assurer l’accès de tous aux médicaments et aux services de santé.
132 avocats, universitaires et autres experts dans un courrier adressé au président de la Colombie en soutien aux actions du gouvernement12
Le gouvernement colombien décide de maintenir le cap et de délivrer une licence obligatoire.13 En parallèle, il tente également de négocier une baisse de prix avec Novartis, mais se voit signifier une fin de non-recevoir.14 Selon les estimations, ouvrir le marché du Glivec aux génériques aurait pourtant permis de diminuer le prix de Novartis jusqu’à 77%, soit environ 15 millions de dollars d’économies par an sur le budget de la santé publique de la Colombie.15
Des pressions exercées en haut lieu
Mais avec des ventes mondiales de Glivec qui frôlent les 4,7 milliards de dollars en 2015,16 le médicament contre le cancer est synonyme de bénéfices records pour Novartis et représente 10 % des revenus totaux de la société17. Difficile dans ces conditions d’imaginer l’entreprise renoncer à sa poule aux œufs d’or.
Par un courrier daté du 21 avril 2016, Novartis menace formellement le gouvernement colombien de le traîner devant un tribunal d’arbitrage international, à moins qu’il ne revienne sur ses décisions relatives au Glivec.
Novartis prétend que la Colombie a violé le traité bilatéral d’investissement signé avec la Suisse. Plus concrètement, la multinationale soutient que les mesures prises sont injustifiées et discriminatoires et que ramener le prix du médicament au niveau des génériques revient indirectement à spolier Novartis de son brevet sur le Glivec.
Novartis fait également valoir que le gouvernement a failli aux « attentes légitimes » de la société en matière de stabilité des règles régissant les brevets.18 À plusieurs reprises, de puissants acteurs – dont le PDG de Novartis,19 et les gouvernements américain et suisse – se font l’écho de cette menace d’arbitrage.20 Le gouvernement américain menace également de supprimer l’enveloppe de 450 millions de dollars promise pour le financement du processus de paix « Paz Colombia »21 et de faire barrage aux efforts de la Colombie pour intégrer le club des pays riches de l’OCDE.22
Une licence obligatoire équivaut à une expropriation du titulaire du brevet.
Le gouvernement suisse s’adressant au ministère de la santé de la Colombie23
Novartis conserve son monopole, malgré les efforts du gouvernement
Le travail de sape finit par payer. Moins d’une semaine après le courrier de Novartis, le 27 avril 2016, l’ambassade de Colombie à Washington conseille au ministère de la Santé de tout mettre en œuvre pour éviter un procès investisseur-État.24 Et alors même que le ministère déclare finalement que l’accès au Glivec est une question d’intérêt public,25 imposant une baisse de 44% du prix du médicament,26 le gouvernement doit jeter l’éponge et abandonne le projet de licence obligatoire.
Quand une marchandise a une incidence sur la vie ou la santé des personnes, le juste prix devrait toujours l’emporter, compte tenu des implications morales. Comme le prix du pain en période de famine par exemple…
Plus de 100 experts en leucémie myéloïde chronique (LMC), l’une des formes du cancer du sang, ont fustigé les prix injustement élevés des anticancéreux dans le monde27
Le plus important pour Novartis était de faire échec à l’initiative de licence obligatoire. Avec seulement 1% des ventes mondiales de Glivec,28 le marché colombien est clairement trop insignifiant pour qu’une simple baisse de prix fasse redouter des pertes colossales au géant pharmaceutique. Mais, dans un contexte de regain d’attention au niveau mondial et de récriminations à l’encontre des tarifs disproportionnés pratiqués par les grands labos pharmaceutiques dans les pays en développement, la licence obligatoire aurait créé un précédent aussi alarmant que dangereux pour Novartis. Interrogé sur l’hypothèse selon laquelle « Novartis s’inquiète davantage du message envoyé à l’étranger que des retombées en Colombie », le président de la région andine de l’entreprise confirme : « Oui, parce qu’il est ici question d’une entreprise mondiale et que tout pays qui prend une telle décision… est une source d’inquiétude ».29 Il ressort des recherches menées sur 89 pays et publiées par l’Organisation mondiale de la santé en 2018 que, partout dans le monde, les multinationales pharmaceutiques comme Novartis ont systématiquement utilisé leur considérable force de frappe financière pour écraser toute velléité d’instaurer des licences obligatoires.30
Une riposte… musclée aux quelques rares pays qui oseraient accorder des licences obligatoires sur les anticancéreux tend à refroidir les ardeurs des autres candidats éventuels.
Des chercheurs de l’université de Groningen31
En promulguant une déclaration d’intérêt public pour un médicament breveté, la Colombie pensait avoir franchi une étape historique avec une réduction considérable du prix à la clé.32 Mais c’était sans compter sur la réaction de Novartis qui, prompt à dégainer la menace d’un arbitrage, a tout fait pour éviter un précédent international et de nouvelles mesures rendant les médicaments abordables et accessibles dans le monde entier.
Un piège pour l’accès aux médicaments
Avec la menace juridique que fait peser Novartis sur la Colombie, ce n’est pas ni la première, ni la dernière fois qu’une multinationale pharmaceutique s’en remet aux accords internationaux d’investissement pour attaquer des décisions visant à modifier les brevets de médicaments à des fins de santé publique.
En 2013, le Canada avait fait l’objet d’une demande d’arbitrage portant sur un montant de 483 millions de dollars. À l’origine de l’action, la société pharmaceutique américaine Eli Lilly qui reprochait à l’État canadien d’avoir invalidé des brevets de médicaments utilisés pour traiter le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH) et la schizophrénie. Pour les tribunaux canadiens, les preuves fournies par Eli Lilly n’attestaient en rien des vertus thérapeutiques prétendues. En réponse à la décision de la justice favorable à l’intérêt public, la société s’est retournée contre le pays.33 En 2017, l’Ukraine a réglé une affaire à 800 millions de dollars avec Gilead Sciences, le gouvernement acceptant alors de ne pas casser le monopole de cette société américaine et de ne pas autoriser la production d’un générique d’un médicament contre l’hépatite C fabriqué par le laboratoire vindicatif.34
Des chercheurs ont mis en garde contre ces affaires qui marquent « le début d’une tendance inquiétante et toxique » parmi les grands laboratoires pharmaceutiques « qui revendiquent leurs attentes « légitimes » en matière de prix liés à leur monopole… pour punir les pays qui tentent d’utiliser leur marge de manœuvre juridique afin de rendre les médicaments plus accessibles ».35 Selon le professeur Brook K. Baker de la Northeastern University School of Law, les accords de protection des investissements sont un « piège pour l’accès aux médicaments ».36
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- Susan Mayor: WHO includes 16 new cancer drugs on list of essential medicines, The Lancet Oncology, 16:7, July 2015.
- World Health Organisation: Essential medicines (accessed 29 May 2019).
- Andrew Hill: Prices versus costs of medicines in the WHO Essential Medicines List, Presentation at WHO Geneva, 26 February 2018.
- Federación Medica Colombiana: 2a Participación proceso actuación administrativa declaratoria de interés público de IMATINIB, 24 March 2015. Health Action International et al: Open letter to the Swiss Government – Declaration of Public Interest Regarding Access to Imatinib (Glivec) in Colombia, 18 August 2015.
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- Novartis’s price was Colombian pesos (Col$) 324 per milligram, or Col$129,600 per dose of 400 milligrams. The local industry sold the generics for Colombian Col$78.5 per milligram or Col$31,400 per dose of 400 milligrams. At the conversion rate of 10 May 2016, Col$129,600 was US$43 and Col$31,400 equaled US$10.50 Redacción Vivir: Las presiones de EE.UU. para que Colombia no regule el precio del imatinib, El Espectador, 10 May 2016.
- The estimated amount in Colombian pesos is 400 billion. See: Sergio Silva Numa: La otra traba que tendrán los pacientes con leucemia para medicamentos más baratos, El Espectador, 27 April 2016. The calculation into US$ was done using the exchange rate of May 2014 at US$1 for Col$1,910.
- Mission Salud, IFARMA and CIMUN: Petición en interés general. Solicitud de una declaración de interés público en el acceso al medicamento IMATINIB bajo condiciones de competencia, 24 November 2014.
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- 132 lawyers, economists and academics: Colombia’s Right to lssue a Compulsory License for the Cancer Medicine Imatinib, Letter to Colombia’s President Juan Manuel Santos, 23 May 2016.
- Details of all the steps in the process and related documents are available at Colombia’s Ministry of Health: Medicines and Intellectual Property Rights, 28 May 2019.
- Novartis: Letter Procedimiento Administrativo de Declaratoria de Interés Público para conceder una licencia obligatoria para Imatinib (Glivec®), 20 April 2016.
- Health Action International et al: Open letter to the Swiss Government – Declaration of Public Interest Regarding Access to Imatinib (Glivec) in Colombia, 18 August 2015.
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- Misión Salud: Movilización internacional en apoyo a Colombia: caso imatinib, 23 March 2018.
- State Secretariat for Economic Affairs SECO, Swiss Government: Patent of Imatinib/Glivec: Closing arguments, 26 May 2015.
- Andres Flores: Letter to Colombian Minister of Foreign Affairs, 27 April 2016.
- El Tiempo: La batalla contra Novartis la ensombrece un decreto, 17 May 2017.
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- Andres Flores: Letter to Colombian Minister of Foreign Affairs, 27 April 2016.
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- Andrea Ornelas: ¿Un genérico para Glivec? ONG desafían a Novartis en Colombia, SWI swissinfo.ch, 13 October 2015.
- Dinero: La controversia entre MinSalud y Novartis continúa, 23 June 2016.
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- Luis Jaime Acosta and Julia Symmes Cobb: ENTREVISTA-Colombia busca negociar con Novartis precio de medicamento para el cáncer: ministro, Reuters, 18 May 2016.
- UNCTAD: Eli Lilly v. Canada Eli Lilly and Company v. Canada (ICSID Case No. UNCT/14/2).
- Luke Eric Peterson and Zoe Williams: Gilead Pharma corp withdraws investment arbitration after Ukraine agrees to settlement of dispute over monopoly rights to market anti-viral drug, Investment Arbitration Reporter, 16 March 2017.
- Brook K. Baker: Eli Lilly’s ISDS Patent Claim against Canada Defeated, 6 April 2017.
- Brook K. Baker and Katrina Geddes: Corporate Power Unbound: Investor state Arbitration of IP Monopolies on Medicines—Eli Lilly v. Canada and the Trans-Pacific Partnership Agreement, Journal of Intellectual Property Law, 23:1, 2015.