
PASSER OUTRE LES TRIBUNAUX ET LA DÉMOCRATIE LOCALE POUR BÂTIR UNE COMMUNAUTÉ SÉCURISÉE POUR LES RICHES
PASSER OUTRE LES TRIBUNAUX ET LA DÉMOCRATIE LOCALE POUR BÂTIR UNE COMMUNAUTÉ SÉCURISÉE POUR LES RICHES
Razvoj Golf & Elitech contre la Croatie
Cela fait maintenant treize ans que les habitants de Dubrovnik s’opposent à l’édification d’un complexe de luxe sur la colline qui surplombe leur superbe ville. Les tribunaux croates, qui ont conclu que les permis requis avaient été obtenus en toute illégalité, ont décidé de suspendre ce projet tant décrié. Mais l’entreprise à l’origine du projet ne s’en est pas laissée conter : l’affaire a débouché à la fois sur un arbitrage international, avec une plainte contre la Croatie et une demande de 500 millions de dollars de dommages et intérêts, et sur une poursuite contre la société civile devant les tribunaux du pays.
La ville de Dubrovnik doit son nom aux chênes (dubrava dans la langue locale) recouvrant la colline Srd qui jouxte la ville. En 2010, l’initiative locale « Srđ je naš » (« Srd est à nous ») est créée pour fédérer militants locaux et ONG nationales. Elle a pour but de protéger ce site inestimable au cœur de Dubrovnik contre la construction d’un gigantesque complexe résidentiel et touristique sécurisé, comprenant deux terrains de golf, deux hôtels, 240 villas, 408 suites, un amphithéâtre, un club équestre, des parcs, des promenades et des canalisations d’alimentation en eau.1
Les travaux d’aménagement proposés vont profondément altérer la physionomie de l’agglomération. À commencer par l’envergure du projet, sans commune mesure avec celle de la ville elle-même – il doit en effet s’étendre sur une zone vingt fois plus vaste que celle de la vieille ville inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. Le projet va également spolié la population locale et les touristes d’un site jusque-là préservé et d’un point de vue exceptionnel, sans compter les énormes quantités d’eau et de pesticides nécessaires à son entretien.2 Pour la population locale, c’est le projet de trop dans une ville déjà fortement éprouvée par un tourisme trop intensif et une infrastructure saturée.
Indésirable, illégal
Les habitants de Dubrovnik veulent préserver la beauté de leur ville et de ses alentours, protéger leur approvisionnement en eau et l’environnement, mais aussi limiter l’impact du tourisme sur leurs moyens de subsistance. Pour la collectivité locale, le projet est en outre entaché de soupçons de corruption.
Le golf est un cas d’école de ce qui se fait de pire en matière de corruption. La loi sur les terrains de golf est l’œuvre du gouvernement précédent, pour le compte de plusieurs investisseurs déjà connus. J’ai tendance à croire que le principal investisseur à Srd était l’un de ceux pour qui cette loi a été rédigée.
Zorislav Antun Petrovic, Transparency International Croatie3
Avec le soutien d’ONG, d’artistes, d’architectes et d’autres experts, « Srd je naš » déploie des moyens à la fois démocratiques et légaux pour faire entendre ses craintes.
Lors d’un référendum organisé par la campagne en 2013, 84% des résidents locaux ayant voté expriment leur opposition au plan.4 L’initiative citoyenne conteste également le projet devant les tribunaux croates, qui jugent illégaux les permis d’emplacement et les études d’impact environnemental des investisseurs.5 Il s’agit là d’un formidable exemple d’une population locale qui résiste et reprend du pouvoir.
En Croatie, le golf sert d’excuse pour mettre la main sur un site naturel préservé, à proximité de villes et de paysages somptueux, et bâtir en zone pourtant classée non-constructible… L’aménagement du parcours de golf, le développement du sport et du tourisme et la création d’emplois pour les habitants ne sont que prétextes à la réalisation d’un vaste projet immobilier fait de villas et d’appartements.
Un militant Srd je naš6
Ce combat local, qui force l’admiration, en faveur du respect de l’environnement et d’un tourisme respectueux, donne lieu à quelques victoires au niveau local. Mais ensuite… l’entreprise porte elle-même l’affaire devant les tribunaux. Et comme l’on pouvait s’y attendre, son choix se porte non pas sur les instances juridiques croates, mais sur un tribunal d’arbitrage international privé et secret, où elle tente à présent de récupérer ce dont l’ont privée le pouvoir populaire et la justice du pays : des bénéfices mirobolants.
L’ISDS peut faire vaciller la démocratie
Le projet immobilier de luxe a reçu le soutien de la société croate Razvoj Golf, détenue par l’investisseur israélien Aaron Frenkel. Par l’intermédiaire d’une société « boîte aux lettres » avec un siège aux Pays-Bas (Elitech), Razvoj Golf intente une action en justice contre la Croatie7 en invoquant le traité d’investissement entre la Croatie et les Pays-Bas – accord que l’on peut estimer caduc. S’ils prétendent avoir déboursé 130 millions d’euros pour le projet, les investisseurs réclament 500 millions de dollars au gouvernement croate à titre de réparation pour les bénéfices qu’ils auraient engrangés si le chantier avait été mené à bien.8
Six semaines seulement après le dépôt de la plainte ISDS, les promoteurs se voient délivrer les permis requis, ceux-là même que les tribunaux croates ont pourtant invalidés par le passé. Et ce sans que le projet n’ait subi la moindre retouche concrète, pouvant justifier d’un tel revirement de situation. Dans le cadre d’un procès de plus intenté par des ONG, un autre juge a estimé que ces nouveaux permis sont désormais légaux. Les ONG sont en train de faire appel de cette décision auprès de la Haute cour administrative de Croatie, un tribunal de deuxième instance.9 Il semble ainsi que cette affaire de plusieurs millions de dollars portée par les investisseurs fasse déjà effet sur le gouvernement et le persuade d’ignorer et de passer outre les préoccupations des habitants.
Pour les citoyens de Dubrovnik, c’est l’humiliation de trop, une injustice que nous ne pouvons et ne devons pas observer sans rien dire.
Đuro Capor, coordinateur de “Srd je naš”10
Mais les atteintes à la démocratie ne s’arrêtent pas là. L’entreprise à l’origine du projet poursuit également en justice l’une des principales ONG ayant soutenu « Srd je naš »: Zelena akcija ou les Amis de la Terre Croatie. L’investisseur réclame ainsi 30 000 euros d’indemnisation à ce groupe d’intérêt public pour diffamation présumée et veut même lui interdire de s’exprimer publiquement sur le projet de golf.11 Il tente ainsi de réduire au silence et de tuer les voix démocratiques de la communauté qui ont rendu possible un débat majeur sur le projet de terrain de golf proposé. Ces préoccupations légitimes des habitants de la ville portent sur leurs moyens de subsistance, leur qualité de vie, la protection de l’environnement et la privatisation de l’espace public etc. Non seulement les porteurs de ces préoccupations n’ont pas voix au chapitre dans les affaires ISDS, mais dans ce cas particulier, l’entreprise puise dans ses poches bien garnies pour tenter de censurer
la communauté et l’empêcher de prendre la parole en public sur un projet controversé, créant ainsi un dangereux précédent de cas de multinationale en appelant à la justice pour réduire au silence toute opposition citoyenne.
Nous sommes pris pour cible par l’investisseur et nous risquons de devoir mettre la clé sous la porte. Nous craignons que, de plus en plus, cette façon de faire devienne un modus operandi pour s’en prendre aux défenseurs de l’environnement.
Enes Ćerimagić, l’un des avocats des Amis de la Terre Croatie12
Utiliser des traités que la Cour de justice européenne a jugés illégaux
Le 6 mars 2018, la Cour de justice de l’Union européenne, juridiction suprême de la Communauté, a jugé que les traités ISDS entre les pays de l’UE – tels que l’accord Croatie-Pays-Bas invoqué par la société Razvoj Golf – étaient incompatibles avec le droit communautaire, car ils bafouent et affaiblissent les pouvoirs des tribunaux nationaux.13 Suite à cette décision, les États membres de l’UE ont convenu de résilier leurs traités bilatéraux d’investissement (TBI) intra- UE en 2019.14
Ainsi depuis mars 2018, plusieurs États membres de l’UE ont bien tenté de faire cesser des affaires ISDS en cours en faisant valoir l’illégalité des TBI intracommunautaires. Mais à ce stade, toutes les tentatives se sont heurtées au refus des tribunaux ISDS, qui n’ont cure de l’arrêt important de la Cour de justice européenne et préfèrent voir s’éterniser des affaires ô combien lucratives.15
- Website of the Golf Park Dubrovnik.
- Friends of the Earth Europe: Golf lawsuit threatens to shut down Friends of the Earth Croatia, 12 February 2018.
- Celine Motzfeldt Loades, University of Oslo: Contested Places and Ambivalent Identities –Social Change and Development in UNESCO Enlisted Dubrovnik, January 2016.
- Friends of the Earth Croatia: The company „Razvoj golf“ gets a permit for condoisation, Green Action gets a lawsuit!, 8 December 2017.
- Friends of the Earth Croatia: A big victory of citizens over the speculators – court annuls environmental permit for the Dubrovnik golf resort project, 3 September 2016.
- Celine Motzfeldt Loades, University of Oslo: Contested Places and Ambivalent Identities –Social Change and Development in UNESCO Enlisted Dubrovnik, January 2016.
- Elitech B.V. and Razvoj Golf D.O.O. v. Republic of Croatia (ICSID Case No. ARB/17/32).
- Ibid.
- Friends of the Earth Croatia: The company „Razvoj golf“ gets a permit for condoisation, Green Action gets a lawsuit!, 8 December 2017.
- Ibid.
- European Environmental Bureau: Challenge accepted – Five reasons NGOs won’t see you in court: EU governments warned to remove barriers to justice, 28 November 2018.
- Emily Macintosh: Golf resort lawsuit threatens to shutdown Croatian environment group, 8 March 2018.
- European Court of Justice: Slowakische Republik v Achmea BV, 6 March 2018.
- European Commission, Declaration of the Member States of 15 January 2019 on the legal consequences of the Achmea judgment and on investment protection, 17 January 2019.
- Damien Charlotin: Tribunal rejects Achmea objection in ECT claim against Italy and sees no reason to terminate the proceedings even in light of recent EU member state’s declaration, Investment Arbitration Reporter, 7 May 2019.