REMETTRE EN CAUSE LE DROIT DES AUTOCHTONES À LA TERRE ET PERPÉTUER LES INJUSTICES COLONIALES

Border Timbers et von Pezold contre le Zimbabwe

Sur les hauts plateaux de l’est du Zimbabwe, des milliers de familles autochtones risquent l’expulsion par la force des terres de leurs ancêtres, qu’elles cultivent pourtant depuis des siècles. Au mépris flagrant des droits conférés aux peuples autochtones par le droit international, trois arbitres ISDS ont ordonné au Zimbabwe de « restituer » leurs terres à des investisseurs austro-helvético-allemands exploitant dans la région de vastes plantations de bois, qui avaient été en partie saisies dans le cadre du programme de réforme agraire du Zimbabwe. Le tribunal a fait preuve d’un grand dédain en refusant ne serait-ce que d’entendre les communautés que sa décision contraindrait pourtant à une nouvelle expulsion.

Le Chimanimani est une région montagneuse du sud-est du Zimbabwe, dont la population vit traditionnellement de la culture et de l’élevage de bovins et de chèvres. Mais dans le cadre de la colonisation britannique dans les années 1890, les colons blancs font main basse sur les étendues les plus fertiles, repoussant les autochtones vers les collines et des terres plus éloignées, plus difficiles d’accès, moins productives. Certains pourtant refusent de partir pour pouvoir continuer à honorer les sépultures de leurs ancêtres et leurs sites sacrés. Cantonnés à de petites parcelles, il leur faut cultiver la terre souvent pour le compte des nouveaux « maîtres » des lieux dans une forme d’esclavage connue sous le nom de « vhicki » ou « chibharo ».1

La majeure partie de cette zone nous a été enlevée
par des colons blancs… Nos maisons ont été détruites et… nous avons été contraints de vivre dans des camps sur notre propre territoire, guère mieux traités que des esclaves par les colons blancs.

Chadworth Ringisai Chikukwa, défunt chef du peuple Chikukwa2

Suite à l’indépendance du Zimbabwe en 1980, nombre de familles dépossédées décident de revenir sur les terres de leurs ancêtres. Mais, à l’époque, leurs territoires historiques sont sous le contrôle de la Border Timbers Limited (BTL), qui a succédé à la British South Africa Company, grand artisan de la conquête impériale pour le compte de la Couronne britannique.

Dans les années 2000, dans le cadre de réformes agraires devenues indispensables dans un pays où un petit groupe de fermiers blancs possède la quasi-totalité des terres, les rapatriés proposent d’ouvrir des pourparlers en vue de mettre en place un système de « gestion commune des forêts », qui doit leur permettre d’accéder à nouveau à leur terre, tandis que BTL pourra poursuivre ses activités en reversant une part équitable de ses recettes à la communauté locale. Mais Heinrich von Pezold, propriétaire foncier austro-helvético-allemand et désormais actionnaire majoritaire de BTL, rejette en bloc le plan par un « nous ne céderons pas d’un pouce » catégorique.3 Alors que la taille moyenne d’une exploitation agricole est de 16 hectares en Europe et de 179 hectares aux États-Unis, la famille Pezold « détient » au moins 78 000 hectares à l’époque4 – à peu près la superficie de la ville de New York.

Expulsions par la force, harcèlement et violence

BTL et von Pezold lancent une vague de procédures juridiques, se livrent à des exactions de type harcèlement et violence, expulsant par la force de nombreuses familles. Une éviction particulièrement brutale a lieu en janvier 2013 lorsque les agents de sécurité de BTL mettent le feu à plus d’une centaine de maisons de la communauté de Maguta- Gadyadza. Trois enfants condamnés à vivre sous la pluie et dans le froid y perdent la vie. L’ancien chef du clan, Thomas Masengedzero Gadyadza, se souvient : « ils ont mis le feu à nos maisons à la lampe à souder… Je n’ai pu sauver aucun de mes biens. Ma femme et moi avons couru vers la forêt et mes deux enfants… ont couru vers la forêt d’où nous avons vu brûler notre maison. Il y avait beaucoup de bruit. Nous avions très peur ».5

Nous avons été dépossédés de nos terres et de notre territoire pour des motifs raciaux et nous avons été traités et continuons d’être traités à bien des égards, comme des sous-hommes par ces mêmes blancs qui ont ouvertement fait tout ce qu’ils pouvaient pour détruire notre culture, notre histoire et notre capacité à vivre décemment de notre propre terre, de notre propre travail et de nos propres ressources naturelles.

Phineas Zamani Ngorima, chef régent du peuple Ngorima6

Un arbitrage d’investissement néo-colonialiste

En 2010, BTL et la famille von Pezold attaquent le Zimbabwe en justice en vertu des traités d’investissement du pays avec l’Allemagne et la Suisse.7 Ils contestent les mesures prises par le gouvernement lors du programme de réformes agraires des années 2000, notamment l’expropriation de certains investisseurs de leur propriété en 2005, les violences perpétrées à cette époque ainsi que le prétendu échec du gouvernement à protéger les von Pezold contre ceux qui se sont installés sur leurs plantations.8

Le Zimbabwe perd dans les deux affaires en 2015. Les trois arbitres ordonnent au pays de rendre les terres aux von Pezold et d’expulser par la force les communautés installées – systématiquement qualifiées « d’envahisseurs » dans la sentence. Le Zimbabwe est en outre condamné à verser 65 millions de dollars américains plus les intérêts à titre d’indemnisation (ou 196 millions de dollars américains en l’absence de restitution).9 L’État fait appel des deux sentences (possible uniquement pour des motifs juridiques très restreints) mais essuie un nouveau revers en novembre 2018.10 Comme à l’époque coloniale, ce tribunal du XXIe siècle s’inscrit dans une logique impérialiste qui veut que « quel que soit le propriétaire de la terre, ce ne sont pas les autochtones ».11

Comme l’a fait remarquer le chercheur indépendant Ciaran Cross, le tribunal ISDS, dans une démarche qui, de façon troublante, n’est pas sans rappeler l’époque coloniale, « a effectivement enjoint les deux parties (souveraine et entreprise) de faciliter l’invasion des terres des communautés autochtones – de brûler leurs cultures et leurs maisons, et de les expulser par la force si nécessaire – une fois de plus au nom du capital européen blanc ».12

BTL tente d’expulser le peuple Chinyai de terres et de territoires qui, de droit historique, nous appartiennent et que BTL ou avant eux, la British South Africa Company, ont obtenus frauduleusement et par la violence, sans notre accord, sans indemnisation, par la force et en toute illégalité.

John Sithole Ngezimana Chinyai, aîné du peuple Chinyai13

Alors que le Zimbabwe n’a d’autre choix que de se plier à cette décision, ce sont plus de 6 000 familles autochtones (dont au moins 1 400 vivent à Chimanimani) qui risquent d’être expulsées de leurs terres ancestrales et de perdre leurs sources de revenus à l’heure où paraît le présent rapport (juin 2019).14 Juliet Chirombo Mavare Mtisi, membre du clan Gadyadza, décrit la terreur que cela suscite: « je ne me sens pas en sécurité chez moi ni dans mes propres champs et j’ai peur désormais de rester seule à la maison, au cas où ces agents de sécurité de BTL revenaient avec des armes pour m’arrêter et m’inculper à leur guise, alors que je suis innocente ».15

Pour les arbitres, les droits humains sont sans rapport

En 2012, quatre autochtones vivant sur le territoire au cœur du différend écrivent au tribunal dans l’espoir d’empêcher qu’un tel scénario se produise. En partenariat avec l’European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), ils plaident en faveur d’une prise en compte par les arbitres, des droits humains, et en particulier des droits conférés aux peuples autochtones en vertu du droit international. Ils font valoir que le tribunal ne peut légalement prendre aucune décision qui porte atteinte à leurs droits, reconnus au niveau international, à disposer des terres de leurs ancêtres et d’être consultés, en déclarant par exemple que l’entreprise est propriétaire exclusive du terrain ou en décrétant leur présence illégale. Une telle décision « constituerait ou rendrait inéluctable une violation de (nos) droits humains fondamentaux en vertu du droit international », soutiennent les communautés.16

Mais ils sont déboutés par les arbitres. Bien que ces derniers admettent que la procédure est susceptible d’avoir des répercussions sur les droits des peuples autochtones, ils n’en affirment pas moins que les droits humains, au niveau international, sont sans rapport avec le différend.17 Selon la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, une telle posture « revient à subordonner les droits des peuples autochtones à la protection des investisseurs, sans possibilité de participation ni de recours ».18 En outre, l’affaire von Pezold ne fait pas figure d’exception. Toujours selon la Rapporteuse spéciale, les droits et intérêts des peuples autochtones ont été « ignorés de fait » par tous les tribunaux d’États- investisseurs qu’elle a examinés pour un rapport sur la question en 2016.19

Les accords internationaux d’investissement… participent à subordonner les droits des peuples autochtones à la protection des investisseurs, protection qui devient un obstacle à la reconnaissance future des droits préexistants des peuples autochtones.

Victoria Tauli Corpuz, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits des peuples autochtones20

L’ISDS au service des agressions sur le foncier

Alors que le monde est en proie à une pression foncière croissante induite par les changements climatiques, on assiste ces dernières années à une recrudescence des différends investisseurs- États portant sur des investissements agricoles. Au minimum une plainte de ce type a été déposée chaque année depuis 2004, avec pas moins de six procédures lancées pour la seule année 2018.21

De nombreux différends investisseurs-États liés à la terre viennent remettre en cause des décisions gouvernementales prises en réponse à l’opposition de la communauté à des projets jugés préjudiciables.22 Un bon exemple en est l’affaire Agro EcoEnergy, du nom de cet investisseur suédois qui poursuit la Tanzanie pour 52 millions de dollars suite à la révocation du titre foncier d’une plantation sucrière. Cette décision faisait suite à des accusations de confiscation de terres par la société frustrée de n’avoir pu obtenir le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause des communautés y résidant.23

Les chercheurs ont mis en garde contre le fait que de telles affaires investisseurs- États pourraient nuire aux approches de gouvernance foncière fondées sur les droits humains, et contrarier la distribution et la restitution pourtant indispensables de terres. En vertu des traités d’investissement, les injonctions d’indemnisation sont fondées sur le prix actuel d’un terrain sur le marché de l’immobilier (alors même que le prix d’achat à l’époque coloniale était bien moindre) et s’accompagnent souvent d’une indemnisation pour d’hypothétiques bénéfices à venir. Des niveaux d’indemnisation aussi élevés – bien au-delà de ce qu’impose la législation nationale -, risquent de rendre les réformes foncières d’intérêt public et les mesures de lutte contre l’accaparement des terres trop coûteuses pour les gouvernements.24

En augmentant le coût de la redistribution et de la restitution des terres, de la réforme foncière ou de l’action publique pour lutter contre « l’accaparement des terres », les traités d’investissement pourraient entrer en conflit avec des politiques foncières progressistes.

Lorenzo Cotula, International Institute for Environment and Development (IIED)

  1. Makomo e Chimanimani Community Trust: Indigenous Communities in Chimanimani, Zimbabwe, under threat, unpublished draft, 26 March 2018, 2. On file with the authors.
  2. Affidavit of then Chief Chadworth Ringisai Chikukwa, 30 May 2010, para 8. On file with the authors.
  3. Makomo e Chimanimani Community Trust: Indigenous Communities in Chimanimani, Zimbabwe, under threat, unpublished draft, 26 March 2018, 52. On file with the authors.
  4. Eurostat: Farm structure statistics, May 2019 (accessed 12 May 2019); Statista, Average farm size in the United States from 2000 to 2018, 2019 (accessed 12 May 2019). The arbitration award in the von Pezold case mentions 3 properties with a total size of 78,275 hectares:  Bernhard von Pezold and others v. Republic of Zimbabwe, Award, 28 July 2015, 45-47.
  5. Affidavit of Headman Thomas Masengedzero Gadyadza, January 2015, paras 62-63. On file with the authors.
  6. Affidavit of then Acting Chief Phineas Zamani Ngorima, 22 September 2009, para 85g. On file with the authors.
  7. Bernhard von Pezold and others v. Republic of Zimbabwe, ICSID Case No. ARB/10/15; Border Timbers Limited, Border Timbers International (Private) Limited, and Hangani Development Co. (Private) Limited v. Republic of Zimbabwe, ICSID Case No. ARB/10/25.
  8. The investors’ arguments are summarised in the award: Bernhard von Pezold and others v. Republic of Zimbabwe, Award, 28 July 2015. For a good summary of the investor claims and the award, see: Jacob Greenberg: ICSID tribunal orders Zimbabwe to return expropriated farms, Investment Treaty News, 16 May 2016. The award from the Border Timbers Limited case remains unpublished.
  9. Ibid.
  10. Bernhard von Pezold and others v. Republic of Zimbabwe, Decision on annulment, 21 November 2018.
  11. Ciaran Cross: “Whoever owns the land, the natives do not”: In Re Southern Rhodesia, Critical Legal Thinking, 26 July 2018.
  12. Ciaran Cross: Invasions in International Investment Law: Re-examining Property Rights, Race and Redistribution, April 2018, unpublished draft, 10.
  13. Affidavit of John Sithole Ngezimana Chinyai, 16 May 2007, para 42. On file with the authors.
  14. Email communication with Rob Sacco of the Nyahode Union Learning Centre in Chimanimani, 1 June 2019.
  15. Quoted in: Makomo e Chimanimani Community Trust: Indigenous Communities in Chimanimani, Zimbabwe, under threat, unpublished draft, 26 March 2018, 54. On file with the authors.
  16. ECCHR, Human Rights inapplicable in International Investment Arbitration? A commentary on the non-admission of ECCHR and Indigenous Communities as Amici Curiae before the ICSID tribunal, July 2012, 8.
  17. Ibid, 6-7.
  18. Special Rapporteur on the rights of indigenous peoples: Report to the Human Rights Council on the impacts of investment agreements on the rights of indigenous peoples, 11 August 2016, para 66.
  19. Ibid, para 55.
  20. Ibid, para 35.
  21. CCSI, IIED and IISD: Agricultural Investments under International Investment Law, October 2018, 4. Additional research for cases filed in 2018 via the databases of UNCTAD and ICSID.
  22. Ibid, 4, 11.
  23. For more information, see: War on Want: Agro EcoEnergy v Tanzania, January 2019.
  24. Lorenzo Cotula: Land rights and investment treaties. Exploring the interface, 2015.
  25. Ibid, 4.

Partager cette histoire

Affaires ISDS

“Tribunaux VIP” est publié par:

Friends of the Earth Europe
Friends of the Earth International

Ce projet est soutenu par:

Stop ISDS
Friends of the Earth France
mouvement ecologique